Malentendus féconds et dérives exploratoires, parmi quatre cents professionnels de la culture réunis sur les rives du Bosphore
En bordure de la place Taksim à Istanbul, se trouve un jardin public, dont la réputation avait gagné le bassin méditerranéen tout entier, comme lieu de rencontres furtives pour amours illicites. Cœur battant europhile de la métropole turque, Taksim est en train de parachever son lifting, coiffant une splendide station de métro. Alors on assiste dorénavant à des sortes de rafles, menées quotidiennement autour des fourrés, par des commandos de policiers à deux-roues, pourchassant les indésirables déviants. Alentour, ouvrent des bars gay à la mode.
Plus bas dans le secteur, des travestis sillonnent la rue Sakizägaci, se rendant depuis le quartier de misère où ils se prostituent, jusque dans un rade obscur et pourtant monumental qui les accueille, semblant encore attendre le Genet capable de l’évoquer. Au bord de cette même rue, les foules de jeunes branchés se précipitent dans les cages d’escalier des immeubles cossus, plus ou moins décatis, où étrangement se distribuent, étage par-dessus étage, jusqu’aux terrasses finales – et au défi de toute réglementation bruxelloise qui pourrait survenir –, les bars, boutiques, galeries, studios de poche et discothèques tout au sommet.
Fin avril, les quatre cents professionnels de la culture attirés à Istanbul par la réunion de l’I.E.T.M., vaste et efficace réseau international pour le spectacle vivant, n’ont cessé de longer le vieux jardin de Taksim pour se rendre sur les lieux de leurs travaux, et d’arpenter la rue Sakizägaci, où était perché leur repère nocturne officiel. Mais bien peu, naturellement, auront remarqué, ni même soupçonné, les manèges souterrains qui y transpirent. Une Istanbul qu’aurait hanté Pasolini est en train de basculer dans une autre, rageuse d’européenne modernité, qu’on dirait plutôt taillée pour un Delanoë.
Voilà pourquoi on gardera en mémoire l’image d’Ufuk Senel, jeune danseur manquant épouvantablement de métier, mais obstiné, inévitable soir après soir de spectacle en spectacle proposé au programme officiel : maladroit, incongru, vaguement émouvant dans la blessure de sa posture, et s’épuisant au final, pour donner, le samedi soir, son improbable version turque de la très actuelle notion de la performance des genres. Sujet dansant si peu identifié…
Ainsi l’Istanbul culturelle, tout du moins les deux kilomètres carrés qui longent son avenue piétonne de l’Istiklal, évolue-t-elle à un rythme frénétique. Alors que rien n’indique, pour le moins, que l’Europe s’entende à accueillir la Turquie en son sein, voici la fabuleuse cité du Bosphore désignée capitale culturelle de notre continent pour l’année 2010. Simple hochet ?
Dans le cadre de la réunion de l’IETM, l’expert international Dragan Klaic aura vécu une matinée un peu amère. Un rapport lui avait été commandé. On sait comment les autorités, plus pragmatiques qu’inspirées, ont vite fait de convertir d’éphémères capitales culturelles en vulgaires plates-formes de promotion touristique. 2010 c’est dans trois ans. C’est demain. Et le rapport de M. Klaic met le doigt où ça fait mal : insuffisance et vétusté des équipements culturels, absence de politique en la matière, désengagement de l’Etat dont les outils étaient, au demeurant, devenus obsolètes. Absence de soutien public à la création contemporaine, ce qui n’empêche pas celle-ci de se manifester avec fébrilité, mais sans réels réseaux ni circulations, tandis que le mécénat privé investit dans le désordre de sa quête de prestige et de profit.
Dure matinée, donc, que la confrontation de M. Klaic avec divers opérateurs culturels du cru, remontés. On connaît la dramaturgie : pas un des locaux pour accepter de discuter la réalité des constats énoncés. Tous ligués pour délégitimer l’interlocuteur perturbateur (n’y connaissant rien, n’ayant pas vu les bonnes personnes, resté trop peu de temps, parlant au nom de quelle autorité, etc…). Reste qu’en creux de ces piètres argumentations, de vraies contradictions frémissent. Une participante s’interroge avec justesse : le propre d’Istanbul n’est-il pas de receler encore un gigantesque secteur culturel informel, populaire, archéo-underground, dont aucune perspective de management culturel contemporain n’est à même de rendre compte valablement ? Heureusement, sans doute.
A l’inverse, d’autres jeunes intervenants piaffent d’impatience pour secouer les torpeurs des vieux réseaux locaux (fussent-ils noblement blanchis sous le harnais militant contre la dictature…). Tout attire, chez ces jeunes, prêts à en découdre avec les défis de la modernité. Tout, sauf à sentir dans leur propos l’influence de leur formation au top des universités anglo-saxonnes, taillés pour s’insérer dare-dare dans la logique du marché…
Qu’aura-t-on vu, côté scène ? Du meilleur et du pire, tant les relais turcs de l’IETM, n’auront pas su, ou voulu, procéder à une réelle programmation. Retenons Mehmet loves peace, conçu par Mihran Tomasyan. Cette pièce ardente et massive déchaîne l’enthousiasme de ses jeunes spectateurs turcs. En France, on ne la programmerait pas : militante, explicite, pas assez conceptuelle, pas distancée, etc. Mehmet loves peace évoque la très réelle histoire du très fameux Mehmet Tarhan, jeune kurde, homosexuel, objecteur de conscience, résistant quatre ans aux geôles militaires. Pour que tout soit clair, on en diffuse, y compris, un long interview. Mais les danseurs comédiens font masse, font corps, avec entêtement, et rage de dire. Pour eux tout n’est pas cuit. Ils cognent. Ils bossent.
Dans une atmosphère tout à l’opposé, huit honnêtes femmes de tous âges et tous styles, se produisent dans la performance Ülke/Hafiza. Elle fréquentent un atelier du mouvement, animé par la jeune chorégraphe contemporaine Zeynep Günsür. C’est une manière d’être libres, urbaines, modernes peut-être. Sans prétention. Elles jouent dans la pièce d’un appartement. Que jouent-elles ? Rien plus que leur présence dans une espace, une façon de sculpter celui-ci à travers les images projetées d’elles-mêmes, qui occupent tout un mur. Et tout est d’une réjouissante justesse ; d’un geste franc, modestement universel. Non danseurs de tous les pays…
Gérard Mayen